jeudi 15 février 2018

Dérangement passager.



On avait beau être en octobre, seulement au début de l’automne, il avait l’impression que l’hôpital était surchauffé, ou du moins que l’air était tellement sec qu’on avait toujours soif. Les murs des couloirs étaient vert pâle, de la même couleur qu’un certain dessert à la pistache de son enfance. Dans la chambre, il y avait deux chaises, presque toujours une tante, voire deux, ou encore son frère, sa belle-sœur. Ils avaient tous les joues rouges et parlaient pour parler, gonflés de bêtise, la voix grave entrecoupée de soupirs comme s’ils avaient appris un rôle exigeant qu’ils aient la mine déconfite.


Curieusement, pour lui, ce n’était pas tragique. Tout en étant conscient de tout et que c’était mal parti, il avait le sentiment de flotter, d’être porté par des événements qui le dépassaient et contre lesquels il n’essayait pas de lutter car c’était dans la nature des choses.


Il aurait pu penser que sa mère venait de mourir, et que, son père se trouvant à l’article de la mort, il progressait à son tour subitement de plusieurs cases sombres, comme dans un jeu de société où il n’y a pas d’issue heureuse. Au lieu de cela, il trouvait que c’était un bel automne, comme dans les livres de classe, avec des matins brumeux, des après-midi ensoleillés, des soirées fraîches, l’odeur de la mousse dans les jardins et celle des premiers feux de cheminée. 


 - Nous avons entendu dire que votre père...



Deux religieuses qu’il avait croisées un soir, en marchant le long de la mer, car il existait depuis toujours, dans une rue parallèle à celle de la maison de ses parents, une congrégation de sœurs qui œuvraient pour les pauvres. C’était la rue où son père avait promené le chien pendant plus de quarante ans, matin et soir, du moins tant qu’il y avait un chien.


 Il y avait eu plusieurs chiens, de même que les sœurs aussi s’étaient succédé par la force des choses. Elles étaient toujours minces, d’un gris discret qui n’avait rien d’inquiétant. On avait l’impression que c’étaient toujours les mêmes, gracieuses, la peau rose légèrement halée, la cheville fine et la voix chevrotante, ne s’offusquant jamais de rien. 


- Nous ne manquons pas de prier pour lui, tout en sachant bien sûr que ce ne sont pas ses idées. Il penserait sans doute que notre initiative ne sert à rien, mais elle ne peut pas lui faire de mal non plus, n’est-ce pas ?


Il avait répondu non, d’une voix aimable. C’était la veille d’un week-end où il avait en tête d’allumer le premier feu de cheminée parce que les températures avaient fraîchi et qu’au loin la mer moutonnait. Était-ce à l’épicerie qu’il avait remarqué qu’on l’observait avec gravité, ou en pleine rue, alors qu’il passait devant la pharmacie ?


Pour l’épicerie, il était certain que c’était là qu’il avait entendu. La voix pointue et reconnaissable de Madame Corbinet, la femme de l’ancien adjoint au maire ; s’il ne l’avait pas vue c’était parce qu’il était occupé à payer ses achats et qu’elle se trouvait au fond du magasin, vers les fruits et légumes. Il ne savait pas à qui elle parlait.



- C’est arrivé hier en début d’après-midi mais ce matin, il n’y avait rien dans Presse Océan. Et d’après mon beau-frère, qui feuillète le journal en allant faire son tiercé, il n’y a pas non plus d’avis de décès dans Ouest-France. 


La femme du plâtrier, qui sortait de chez la coiffeuse et connaissait ses parents depuis toujours, en avait les yeux rouges. Elle l’appelait mon garçon depuis qu’il avait dix ans, mais cette fois elle se sentait tenue d’ajouter un petit quelque chose. C’était mon pauvre garçon, et elle lui serrait le bras d’une main ferme.


- Six mois après ta pauvre mère...


Comme elle prononçait des demi-phrases remplies de sous-entendus, il avait mis quelques secondes à comprendre et à son tour il se sentait obligée de l’agripper par le coude, au cas où elle serait tombée à la renverse.


Presque un cri. Des yeux ronds, encore plus rouges. Le plat de la main qui venait fermer le O de la bouche grande ouverte. 


- Mais tout Saint-Marc est persuadé que...


Le village s’appelait Saint-Marc-sur-Mer et comptait encore environ deux cents vieux de la génération de ses parents, qui étaient persuadés depuis la veille que son père était mort et s’étonnaient tous qu’il n’y ait pas encore d’avis d’obsèques.


Il n’avait pas besoin de réfléchir. Il savait quoi faire. Outre l’épicerie, le village comportait trois points névralgiques où tout se savait et se répétait. D’un pas souple mais ferme, il entrait en premier lieu à la boulangerie, où il demandait un pain de seigle et deux religieuses au café. La boulangère le regardait avec des yeux tristes, des cernes qui descendaient très bas. En réglant ses achats, il annonçait tranquillement que son père vivait encore, contrairement à ce qu’on prétendait, et qu’il était bien placé pour le savoir. Puis la poste, le bureau de tabac. Un carnet de timbres dont il n’avait pas besoin et un paquet de cigarettes, la même petite phrase qu’il lâchait  d’une voix détachée et qui lui donnait l’impression de respirer à pleins poumons.




Souvent, quand il y repensait, il s’arrangeait pour que ce ne soit pas trop laid. Cela se faisait presque naturellement, sans effort, comme s’il était convenu que les images qui lui revenaient ne pouvaient être que les plus souriantes. Parfois d’ailleurs, il n’embellissait rien. En quatre ans, dix ou douze ambulances étaient venues pour sa mère. Il les guettait toujours, intrigué par le saccadement de lumières bleues qui les précédait. Cela arrivait toujours en pleine nuit. Une sorte de hasard spécial voulait qu’il s’agisse toujours de nuits sans nuages, avec des étoiles partout au-dessus de lui dont pas une seule n’était blessée. Et quand on avait dit que sa mère avait eu un bel enterrement, ce n’était pas davantage inventé.



Quand il avait trouvé son père tombé sur le carrelage ? Pour tout dire, ce n’était pas dramatique non plus même s’il savait exactement à quel point exact ça l’était. Une moitié du corps était comme morte, la bouche tordue, mais un soupçon de génie orgueilleux et menteur habitait encore le cerveau, et par coquetterie la bouche avait pris soin de dénoncer la chaise qui avait reculé perfidement. Un index accusateur accompagnait les mots mâchés, prononcés dans une bouillie épaisse composée de syllabes molles. Il avait l’impression que c’était du russe, ou pour le moins un message codé.


- Elle s’est déplacée d’un mètre, exprès, au moment où je voulais m’asseoir...


Parfois, cependant, il ne pouvait pas trier. Des images rudes qu’il ne souhaitait pas l’atteignaient de plein fouet et il voyait son armure nonchalante se fendiller. Tout était sombre, sinistre, en dépit du maquillage qu’il se plaisait à poser sur les choses pour les rendre tenables.



Par exemple, un soir à l’hôpital, une des tantes l’avait invité à déjeuner. La sœur de son père, justement, qui avait toujours les yeux au bord des larmes et qu’il ne voulait pas froisser car cette fois elle avait une bonne raison de pleurer.


Il avait le souvenir confus d’un repas qui passait mal, de l’oncle qui roulait des épaules et dont les joues rasées de près étaient piquantes, de la cousine – une vieille fille à qui il ne savait jamais quoi dire parce qu’elle elle avait une peau de lait, des lèvres pincées d’un rose très pâle, et qu’elle mangeait toujours les coudes serrés contre elle. Cette fois-là, c’était de petites bouchées de dinde sèche qui avaient du mal à descendre. 


On ne buvait pas d’apéritif, pas de vin non plus, mais trois sortes d’eau différentes étaient disposées sur la table. De l’eau gazeuse, de l’eau plate, et dans la carafe des grands jours un cristal de quartz gros comme le poing avait pour fonction de reminéraliser lentement le litre qu’on avait tiré au robinet. 


On lui avait montré des photos de son père, certaines qu’il découvrait pour la première fois, et il en était presque gêné parce qu’il les regardait à peine, sans intérêt véritable, parce que le repas s’éternisait et qu’il avait en tête de faire un saut à l’hôpital en milieu d’après-midi, de passer un moment en tête-à-tête avec l’homme dont on lui montrait des images d’adolescent.



 Dans la carafe, le cristal s’effilochait en pellicules blanches qui remontaient lentement à la surface, en zigzags mous parfois accompagnés de bulles discrètes, infimes, et la cousine avec qui il bavardait péniblement serrait toujours les coudes, pour une raison inconnue qu’il préférait considérer comme une énigme sans réponse.


Il avait beau jouer le rôle du neveu modèle, il n’en avait pas moins des pensées déplacées. Il imaginait une fiole de poison dans la poche de son blazer, deux douzaines de gouttes qu’il aurait versées d’un geste sûr dans la carafe, juste avant de prendre congé. Il aurait su agir dans la plus parfaite discrétion. Ensuite on les aurait retrouvés tous les trois écroulés sur le carrelage, les yeux sans vie et la langue bleue.

(Oui, je sais, c'est une histoire triste dans l'ensemble. Alors voilà un bonus leger et acidulé : https://www.youtube.com/watch?v=gB98kRDUTM4
 

lundi 12 février 2018

Acné juvénile


                                  
Il avait été informé en fin d’après-midi, par téléphone. Deux heures plus tard, il remarquait sans s’étonner qu’une raideur accompagnée d’un rien de crispation s’installait quinze centimètres au-dessus du poignet, tout en irradiant peu à peu l’arrière du membre entier du haut de l’épaule jusqu’à l’extrémité du petit doigt. Sans être douloureuse, la sensation était ennuyeuse à cause de la rigidité qui rendait les mouvements du bras peu sûrs et maladroits. La plupart du temps, quarante-huit heures d’ibuprofène réparties en trois prises quotidiennes de six-cents milligrammes suffisaient à faire disparaitre les symptômes.

Les cachets étaient rangés dans le tiroir gauche de la table bleue, et il avait sans doute tort de vouloir ouvrir celui de droite. Il savait exactement ce qu’il cherchait et il avait trouvé les yeux fermés, ses doigts reconnaissant d’abord le cadre cartonné, légèrement rugueux, puis le touché lisse du papier Ilford. Il avait besoin de se rassurer, de se prouver qu’il avait survécu à tout et que sa solitude n’était pas une invention récente. 


La photo datait du mariage de son frère, un événement qu’on n’avait pas pu préparer autrement qu’en catastrophe. Il daignait se souvenir que cela se passait en province, juste avant l’époque reculée de l’abolition de la peine de mort, qu’il avait douze ans, que son frère allait toujours vite en besogne, qu’un dimanche suivant le concours de l’Eurovision on lui avait présenté sa future belle-sœur, une engeance d’un blond électrique qui s’instruisait dans les colonnes des journaux à scandale. Comme on venait d’acheter la télévision en couleur, il en avait mal dormi pendant deux nuits. 


C’était ce qu’il avait connu de pire à ce stade de sa vie, car il était bien placé pour savoir que ces choses-là pouvaient être évitées. Il n’était pas sot. Au collège, ses cours de sciences naturelles comprenaient des rudiments forts bien faits d’éducation sexuelle. Entre les lamelles du microscope, loin de sembler indomptables, les spermatozoïdes de taureau qu’on lui laissait le loisir d’observer lui faisaient l’effet d’entités ridicules, de virgules ultraviolettes qu’on pouvait écraser d’un simple doigt. On lui susurrait que les hormones avaient le pouvoir pernicieux de bloquer l’ovulation. Son frère, de dix ans son aîné, n’avait pu bénéficier des mêmes avancées pédagogiques et s’était laissé piéger. Par ignorance et par bêtise.  
 

                                                          La photo de groupe, historique, était prise devant l’église d’un gros bourg qui n’était même pas joli. Outre qu’on y reconnaissait toutes les tantes laquées, on était obligé de remarquer qu’il ne souriait pas, car faute de temps on lui avait imposé l’abomination d’un costume d’adolescent mal taillé, mal choisi, d’une cravate à losanges verts, abomination qui venait s’ajouter à l’affront qu’on lui faisait de devoir supporter à son bras une cavalière pour  la journée entière. Elle avait les pieds plus grands que lui et louchait. 


Il était au premier rang, à l’extrémité gauche de l’image, séparée de la créature par un cordon sanitaire de cinquante bons centimètres. À au moins deux reprises, le photographe lui avait demandé de se rapprocher du groupe, pour qu’il ne soit pas en dehors du cadre. Deux rangs au-dessus de lui la mariée  souriait. Son règne débutait. Elle connaissait déjà les dates de chaque anniversaire, de chaque fête, et avait devant elle trois décennies complètes pour inonder sa belle-famille de cadeaux inutiles et voyants, d’atrocités plus vulgaires les unes que les autres. 

samedi 3 février 2018

Bec et Ongles

Dans le voisinage, à environ huit cents mètres mais sans qu’on sache exactement où, des gens qu’on ne connaissait pas avaient acheté un couple de paons. On les entendait en fin d’après-midi lorsque le vent portait, et avec l’habitude c’était devenu un son qu’on pouvait presque trouver mélodieux.

Il avait beau n’avoir jamais vu les deux oiseaux, ne pas savoir à qui ils appartenaient, cela lui avait néanmoins fait drôle d’apprendre un jour de marché que le mâle dépressif s’était laissé mourir de faim parce que la femelle refusait l’accouplement. Et que, privée de défenseur, celle-ci s’était ensuite fait attaquer par une buse qui n’en avait fait qu’une bouchée.


mercredi 31 janvier 2018

Les Oranges Suisses.



S’il s’était laissé faire par la voisine de droite, Madame Binet, c’était parce que c’était très louche. Il voulait voir jusqu’où les gens pouvaient aller.


Il hésitait à dire si cela avait duré trois mois, ou un an, mais il supposait que c’était inévitable puisqu’on lui avait appris qu’il fallait être serviable avec les vieilles dames. Il avait trois ans, quatre au maximum, et n’était pas contrariant.

Il avait peut-être été séduit parce que c’était une femme très laide à la voix chevrotante et parce que dans chaque recoin de chaque pièce de la grande maison des cendriers publicitaires le charmaient. Certains étaient pour des marques de digestifs, de cognac ou de bière. Maison fondée en 1755. Maison fondée en 1755. Aux écorces de quinquina. Et aussi : Messageries Maritimes.

Chez Jeanine, Rue Gutenberg. Une photo encadrée attestait qu’elle avait tenu un bar à Saint-Nazaire, après la guerre, et elle lui servait la limonade dans de minuscules verres à pied qu’il trouvait très jolis.

Une petite femme en pantalon de soie violette, n’était-ce pas amusant de penser qu’ayant longtemps travaillé rue Gutenberg elle savait à peine lire et l’appelait parfois du haut de son balcon lorsqu’un courrier arrivait ?

Son mari, un petit homme myope à l’oreille gauche atrophiée, était souvent en déplacement. En Suisse, un mot qui revenait régulièrement dans sa bouche. Elle ne manquait pas non plus de préciser, sur un ton confidentiel qu’accompagnait une grimace :

-  A côté de Lausanne, chez un client important.

La Suisse faisait beaucoup rire son père et sa mère lorsqu’il racontait ses visites, le soir à table :

-  Comme si c’était à Lausanne qu’elle allait lui porter des oranges !

Les lettres venaient souvent par deux ou trois, toujours tapées sur une machine à écrire. Une fois, il avait eu le droit de conserver un timbre sur lequel figurait un toucan.

La limonade était toujours fraîche et piquante, servie en petites quantités. Un geste sec du poignet sans faire déborder le verre, puis la bouteille était aussitôt replacée dans le réfrigérateur émaillé. Parfois, trois biscuits un peu mous, deux carrés de chocolat éventé parsemé de taches grises :

-   Lis-moi seulement les premières lignes. C’est suffisant pour comprendre de quoi il s’agit.

Il n’arrivait pas à définir l’odeur sucrée qui flottait partout dans la maison. Le vernis dans la cage d’escalier, sur la peinture qui avait la couleur d’une crème caramel écœurante, ou bien trop pralinée ?



Des coquilles de crabes étaient accrochées aux murs, les pinces grande-ouvertes, encadrant un panneau ovale portant l’inscription Consulat de San Salvador. Un tableau représentait une pieuvre géante.

Les crabes étaient énormes, gros comme des violons, la coquille bombée, mais il n’avait pas le droit d’y toucher. Pas même celui de les approcher. Certains jours, ils sonnaient creux.



Vingt ou trente poissons fluorescents dans un aquarium. Aussi souvent qu’il le souhaitait, même lorsqu’elle ne le sollicitait pas, il avait la permission de venir les observer. Un jour, une femelle avait expulsé devant lui, par le bas de son ventre, en un long chapelet, près de deux douzaines de petits parfaitement formés pendant qu’elle répondait au téléphone dans le bureau dont elle avait soigneusement refermé la porte.

Il observait, en face de lui, la bouteille de guignolet kirsch posée sur la toile cirée. Du bureau, est-ce qu’elle pouvait entendre l’aiguille des secondes de la pendule, et est-ce qu’elle l’aurait entendu, lui, s’il s’était levé pour tremper les lèvres dans le verre ?

-   Je t’ai déjà expliqué, Dédé ! C’est un petit de quatre ans qui sait déjà lire mais qui est encore trop petit pour comprendre ce qu’il lit.




Les larves sortaient par paquets de trois ou quatre, en même temps qu’un long filament d’excrément que les autres poissons se mettaient en devoir d’aspirer goulument et, sans discernement, ils ingurgitaient aussi les nouveau-nés à peine pondus.

Elle était restée un long moment au téléphone, le laissant découvrir à pas feutrés, par la porte entrouverte de la chambre, le lit à baldaquin, les fanfreluches, l’objet cylindrique posé sur la table de chevet. Il s’étonnait d’une photo sépia montrant une femme nue, debout, et qui, bras et jambes écartés, semblait s’émerveiller de son propre reflet dans une flaque d’eau entre les rochers. On pouvait lire, sous la photo : L’étoile de Mer.

- Tu ne diras rien à tes parents, pour les lettres ?



Il avait répondu non, avec fierté. Il n’était pas contrariant. Le lendemain de la naissance dans l’aquarium, lorsqu’il était spontanément venu pour voir s’il restait des petits, ne l’avait-elle pas mis en garde, gravement, de ne jamais se présenter lorsque la voiture américaine était garée devant la maison, c'est-à-dire : les jours où elle recevait la visite de l’homme au cou rouge, qui était habillé soit en imperméable, soit en costume sombre, et portait toujours une mallette de cuir noir à bout de bras ?

Illustrations de Raoul P. Brosseau, Nantes